« Un rôle essentiel et méritoire souvent resté dans l’ombre »
Ce n’est qu’en 2005 qu’un ouvrage conséquent, à vrai dire le premier du genre, est entièrement consacré au rôle joué par les femmes à travers les siècles dans la société genevoise. Il s’agit des Femmes dans la Mémoire de Genève, aux éditions Suzanne Hurter.
Mme Martine Brunschwig Graf, alors présidente du Conseil d’Etat, qui en signe la préface, indique justement que « parmi les figures qui ont enrichi notre cité, de nombreuses femmes ont marqué leur époque et, bien souvent, laissé une trace dont on peut distinguer aujourd’hui encore les contours. Pourtant, l’histoire ne leur a que très rarement rendu l’hommage qu’elles auraient mérité, et de fait, leur action, l’extraordinaire diversité de leur apport est restée dans l’ombre. »
Pour ce qui concerne la communauté juive genevoise, ce n’est qu’à partir du milieu du XIXe siècle, lorsque celle-ci prend son essor dans la cité genevoise, que les femmes sortent véritablement de l’ombre et commencent à s’affirmer dans leur action d’entraide. La CIG, unique institution israélite alors, dispose déjà depuis 1852 d’une caisse de bienfaisance et d’une caisse de secours mutuel destinées à subvenir aux frais médicaux de ses membres. Deux femmes y jouent un rôle important : Mme la baronne Clara de Hirsch et Mme la baronne Julie de Rothschild, qui patronnent et subventionnent ces deux dicastères de la CIG, permettant entre-autres à cette dernière d’administrer et diriger une école juive où l’on compte 28 élèves inscrits en 1869.
La baronne Julie de Rothschild et la baronne Clara de Hirsch, Coll. APJ Genevois
Dans l’intervalle, en mars 1863, un groupe de jeunes femmes décide de fonder une société indépendante de bienfaisance dénommée « Les filles d’Esther ». C’est la toute première structure d’entraide juive créée à Genève, et dont la vocation première sera l’assistance aux femmes en couches, aux personnes malades et aux nécessiteux, mais également aux familles endeuillées en endossant le rôle d’une Hevra-Kadicha féminine. Les hommes, quant-à-eux, attendront l’année 1890 pour fonder le Lien d’Israël.
Au début des années 1870, la naissance de l’Université de Genève est marquée par sa forte féminisation, notamment au niveau de sa faculté de médecine. La cité de Calvin accorde en effet en 1872 le libre accès des femmes aux études supérieures et ce, sans aucune restriction, ce qui est une première mondiale. Plusieurs femmes d’origine juive et provenant de l’Empire russe vont s’illustrer au sein de cette Université. Eléonore Gourfein-Welt, une des toutes premières ophtalmologue et oculiste de Suisse sera à l’origine de la création de l’Ecole de laborantines de Genève ; sa sœur Rosa jouera quant-à-elle un rôle important dans les mouvements féministes, obtenant à Genève en 1930 l’abolition par l’Empire britannique d’une disposition permettant le mariage forcé des jeunes filles dès l’âge de 12 ans.
Rosa Welt, 1893, Coll. APJ Genevois
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Lina Stern, grande spécialiste du cerveau, sera la première femme professeur de l’Université de Genève. Ses travaux, mondialement reconnus, hisseront la faculté de médecine de Genève à l’un des plus hauts rangs planétaires en matière d’études neurologiques. Appelée à rejoindre le département de physiologie de l’Université de Moscou, Lina Stern rejoint l’U.R.S.S. en 1925 et poursuit ses travaux, notamment sur le tétanos et le traitement de la méningite tuberculeuse. Première femme élue membre à part entière de l’Académie des sciences médicales d’URSS en 1944, elle fait cependant l’objet d’une campagne de dénigrement visant à saper sa crédibilité scientifique. Les purges staliniennes s’intensifient et Lina Stern est accusée de faire partie du Comité antifasciste juif et de comploter contre le régime. Exilée à Djambul, dans le Kazakhstan, elle est assignée à résidence et doit attendre la mort de Staline en 1953 pour être libérée et réhabilitée.
Lina Stern, Coll. APJ Genevois
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Nina Dicker-Daïnow, étudiante en médecine à Genève, mais aussi activiste politique, d’abord proche de Plékhanov, se rapprochera des mouvements anarchistes juifs en épousant leur leader, le Dr. Manuel Daïnow connu à Genève pour ses pamphlets tant à l’encontre du régime tsariste que des mouvements socialistes russes auxquels il ne croit pas. Première femme gynécologue de Suisse, Nina Daïnow, qui épousera plus tard le grand épidémiologiste Russo-Genevois Boris Tschlenoff, offrira durant toute sa carrière la gratuité des soins aux femmes et aux nourrissons une fois par semaine. Elle est aussi l’auteur d’une étude sur le cancer de l’estomac, publiée à Genève en 1906.
Nina et Manuel Daïnow. Coll. APJ Genevois
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En parallèle, pour pallier une certaine insuffisance des moyens de santé à Genève, la baronne Julie de Rothschild finance en 1878 la construction de l’Hospice de charité pour incurables et convalescents, une institution qui, aujourd’hui, est devenue la clinique Joli-Mont du Petit-Saconnex. Elle sera aussi la salvatrice d’une C.I.G. en proie à de sérieuses difficultés après la construction de la Grande Synagogue. Elle effacera en effet la dette abyssale de cet édifice dont les coûts avaient explosé (+ 62% par rapport au devis initial). A la mort de son mari, le baron Adolphe de Rothschild, en 1900, elle léguera aussi à l’institution la somme de 122 500 francs en faveur des nécessiteux et des enfants qui bénéficieront désormais d’une école, place de la Fusterie, où la CIG installera quelques années plus tard sa maison communautaire.
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La clinique Joli-Mont du Petit-Saconnex. Coll. APJ Genevois
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A la même époque, la baronne Clara de Hirsch accordera d’importants subsides pour subvenir aux besoins des étudiants juifs inscrits en nombre à l’Université de Genève et qui vivent pour la plupart dans des conditions précaires : « pauvres comme des rats d’église » si l’on en croit le récit de Haïm Weizmann alors professeur de chimie. La baronne de Hirsch versera ainsi pendant plusieurs années, entre les mains du Grand Rabbin Wertheimer, près de 600.000 francs, somme tout à fait considérable pour l’époque.
Au début du XXe siècle une deuxième vague de Juifs d’Europe de l’Est déferle sur Genève. Il ne s’agit plus d’étudiants en quête d’instruction, mais de familles entières qui fuient les pogroms qui sévissent dans un Empire russe au bord du gouffre. Les femmes de l’Est se distinguent dès lors très vite dans des actions d’entre-aide. Dans la rue de Carouge, Rosa Altyzer et Esther Perzoff ont ouvert une cantine pour offrir journalièrement et à un prix modique des repas chauds aux nombreux étudiants russes, qu’ils soient juifs ou non, et où un certain Vladimir Ilitch Ulianov, plus connu sous le nom de Lénine, vient manger le fameux Bortch.
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La cantine russe d’Esther Perzoff et Rosa Altyzer dans la rue de Carouge vers 1915. Coll. Tamara AVNERI
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Toujours dans cet élan de générosité, les femmes de l’Est fondent en 1915 l’Oeuvre de secours aux prisonniers juifs russes sous la présidence de Mme Tourkeltaub. Leur ouvroir permet de récolter des habits, de l’argent, des médicaments et des produits de première nécessité. Une Ligue des femmes juives est aussi fondée en 1920 par Mme Seebach et Mme Rosa Grunblatt-Aberson. Cette dernière s’était déjà distingué, en 1897, à Vilnius, en Lituanie, en étant une des co-fondatrices du BUND, le fameux Parti des travailleurs socio-démocrates juifs. Enfin, la Société des dames juives de l’Est sera formée par des membres féminins issus de la communauté orthodoxe Agudath-Achim ; cette Société dont la présidente est Mme Esther Nadetsky, aura la même vocation que celle des Filles d’Esther, en assurant aussi une Hevra-Kadicha féminine, mais cette fois-ci pour les membres des communautés orthodoxes.
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Rosa Grunblatt-Aberson. Coll. Michel ABERSON
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Dans les années 1920, les séfarades d’origine ottomane emboîtent le pas de leurs coreligionnaires de l’Est. La Société des dames séfaradites, fondée en 1925 sous la houlette de Mme Perla Pinhas, dispose d’un ouvroir composé d’une quarantaine de dames unies pour coudre des habits en faveur des déshérités restés en Turquie. Claire Ariel, une autre coreligionnaire d’origine turque qui a travaillé plusieurs années pour l’Alliance israélite universelle, va largement diffuser au sein de sa communauté une culture française dont elle s’est imprégnée. Elle sera aussi à l’origine de nombreuses rencontres, sorties dominicales, parties de bridge, soirées de bienfaisance, représentations théâtrales, soirées de lecture et de poésie en langue judéo-espagnole, dont les effets seront bénéfiques sur le plan de la solidarité pour une communauté qui découvre une société genevoise, certes accueillante, mais aux antipodes d’une culture ottomane joyeuse et colorée.
Claire Ariel, Coll. APJ Genevois
En 1963, les femmes prennent encore l’initiative de créer une nouvelle structure associative indépendante, mais surtout multiculturelle dans sa composition, chargée d’apporter un soutien aux familles, notamment lors d’un décès. La Société Ezrah est ainsi créée à l’initiative de Mesdames Denise Kramer, Irma Mazliah et Lydia Klopmann. Les hommes, quelque peu piqués au vif par cette initiative, ne tarderont guère à créer une section masculine qui rejoindra les rangs de cette Société l’année suivante.
Comme nous avons pu le constater, les femmes ne sont pas restées inactives, tant sur la plan communautaire, associatif que professionnel. Nous aurions encore de nombreux exemples à cet égard, comme Jeanne Hersch, considérée comme une des plus grandes philosophes du siècle passé ; Ruth Fayon, rescapée des camps de la mort, qui n’aura eu de cesse de donner des conférences sur cette période douloureuse de notre histoire et témoigné de l’effacement systématique d’une culture, notamment auprès des jeunes dans les écoles et collèges du canton de Genève ; Martine Brunschwig-Graf et Ruth Dreyfuss, respectivement présidentes de la République de Genève et de la Confédération Helvétique et qui ont eu l’honneur d’être non seulement les deux premières femmes, mais aussi les premières personnalités d’origine juive à accéder aux plus hautes fonctions de notre pays.
Louis Aragon avait dit « Les femmes sont l’avenir de l’homme », une citation que, de toute évidence, l’on ne saurait démentir.
©Jean Plançon – 2022